National

À mesure que la crise humanitaire et les enjeux de sécurité s’aggravent en Haïti, la pression monte pour que le gouvernement du Canada pilote une intervention militaire, mais Développement et Paix – Caritas Canada estime que la réponse canadienne devrait surtout aider le peuple haïtien à trouver des solutions durables à cette crise.

Carl Hétu, son directeur général, constate que : « Les interventions militaires étrangères n’ont jamais réussi à résoudre les problèmes qui entravent le développement d’Haïti. Le Canada doit fonder sa stratégie sur le soutien aux acteurs qui s’attaquent aux inégalités si fortement ancrées dans la société haïtienne, à la marginalisation d’une grande majorité de gens appauvris, à la corruption généralisée, aux violations des droits humains et politiques et à l’impunité de ceux et celles qui les commettent ».

Développement et Paix est présent en Haïti depuis près de 50 ans. Dans les années ‘70, nous appuyions les missionnaires québécois qui accompagnaient le mouvement social émergent, qui finirait par mettre fin à la dynastie des Duvalier en 1986. Depuis lors, nous avons aidé des groupes paysans, des groupes de femmes et de droits de la personne à promouvoir la dignité humaine et à s’attaquer à la distribution inégale de la richesse, dans un pays où 60 % de la population vit sous le seuil de la pauvreté et où un dixième de la population contrôle près de la moitié de la richesse.

Aujourd’hui, la crise humanitaire se détériore de jour en jour, et quelques 4,65 millions d’Haïtiennes et d’Haïtiens ― près de la moitié de la population ― font face à l’insécurité alimentaire. Développement et Paix appuie présentement un projet de distribution de semences qui permettra aux familles vivant en situation d’insécurité alimentaire au sud du pays de produire des cultures vivrières pour cet hiver.

Nos partenaires haïtiens travaillent dans des conditions de plus en plus difficiles. Depuis que les gangs armés contrôlent l’accès à la capitale, Port-au-Prince, nos partenaires ont dû modifier et réduire leurs interventions. Bien que le blocus de longue date du terminal pétrolier par les gangs ait peut-être été enfin levé selon les médias, l’approvisionnement en carburant reste insuffisant, ce qui prive les habitants, y compris nos partenaires, de moyens de transport et d’électricité fiables.

Depuis Jacmel, sur la côte sud, Marie-Ange Noël, coordonnatrice de l’organisation de femmes Fanm Deside (partenaire de Développement et Paix), rapporte que : « Le bureau fonctionne à des horaires réduits, car nous ne pouvons stopper net les services réguliers aux victimes de violences basées sur le genre. Nous sommes dans l’impossibilité de réaliser des activités de grand rassemblement à cause des manifestations ».

Depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021, le « Core Group » de pays impliqués en Haïti, y compris le Canada, a accordé son appui au premier ministre Ariel Henry. Son gouvernement, qui n’a pas été assermenté comme l’exige la constitution, a laissé s’installer l’impunité, et les activités des gangs sont devenues hors de contrôle. Sa décision de mettre fin à la bouée de sauvetage que représentait la subvention du carburant – sous pression du Fonds monétaire international – a fait doubler les prix de nombreux biens et services, et plongé le pays dans le plus profond marasme.

Colette Lespinasse, journaliste haïtienne et alliée de Développement et Paix, a écrit : « Cette décision a exacerbé la population déjà à bout de souffle qui ne bénéficie pratiquement d’aucun service de l’État et l’a fait sortir dans la rue. Partout dans le pays, à la capitale, comme dans les villes de province, les gens ont manifesté pour exiger le retrait de cette mesure et rejeter ce mode de gouvernance qui ne fait montre d’aucune sensibilité sociale. »

Si le Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, le gouvernement américain et le premier ministre Henry ont considéré ces protestations comme une action des gangs, Mme Lespinasse précise que les manifestants qui s’élevaient contre l’insécurité et l’inflation en sont plutôt les victimes.

La population haïtienne se mobilise ainsi depuis au moins 1986. Les causes de la crise actuelle se retrouvent aussi dans le mouvement de masse contre la corruption en 2018. À cette période, la population demandait une enquête sur la gestion du Fonds Petrocaribe. Généré par la vente du pétrole fourni par le Venezuela à des taux préférentiels et avec des facilités de paiement, ce fonds devait financer des projets sociaux, mais les cours haïtiennes ont découvert que les fonds avaient disparu après avoir été confiés à l’élite politique. Dans le but d’intimider les activistes, certaines de ces élites ont armé et déployé des gangs dans la capitale, installant ainsi le règne de la violence et des meurtres à Port-au-Prince. Ce sont ces mêmes gangs qui sont hors de contrôle aujourd’hui.

Carl Hétu considère que : « Étant donné la situation, ce n’est pas étonnant que les Haïtiens soient exaspérés par la réponse de la communauté internationale ! » Il ajoute que le Canada devrait concentrer ses efforts sur des solutions qui prennent en compte les enjeux sous-jacents à cette crise, et élargir la discussion pour y inclure la société civile et les groupes citoyens plutôt que de la limiter au gouvernement de facto.

Développement et Paix recommande que le soutien du Canada envers Haïti priorise les éléments suivants :

  • une commission internationale pour enquêter sur l’assassinat du président Moïse et punir les responsables ;
  • des enquêtes sur les cas emblématiques comme le meurtre du chef de l’opposition Éric Jean-Baptiste le 28 octobre dernier et le meurtre du juge Monferrier Dorval en 2020 ;
  • la conclusion de l’enquête sur la corruption dans la gestion du Fonds Petrocaribe, déjà menée par les cours haïtiennes, et des mesures qui permettent de récupérer au moins une partie des fonds détournés ;
  • des pressions sur les Nations Unies pour des contrôles plus sévères sur l’entrée d’armes en provenance des États-Unis.

« Le Canada doit prendre un moment de pause et écouter les voix qui viennent d’Haïti », estime M. Hétu. « Une intervention militaire étrangère n’arrivera pas à résoudre les problèmes sous-jacents qui paralysent Haïti aujourd’hui. »